18

Bak s’accroupit à côté du sergent Psouro, qui écorchait un lièvre pris au collet, et lui demanda à voix basse :

— Les ânes de Minnakht survivront-ils ?

— Si leur mal a été causé par l’eau viciée, comme Nebrê et moi le croyons, et si nous partageons notre bonne eau avec eux, ils devraient s’en remettre. Il faut aussi alléger leur faix et ne pas les presser. Quant aux plaies causées par les bâts, nous les avons déjà soignées.

De mépris, Psouro cracha par terre, fidèle imitation du capitaine Neboua.

— Ce Minnakht ! Qu’est-ce qui lui a pris de les maltraiter ainsi ?

— La peur l’a poussé à la cruauté. C’est d’autant plus stupide que sa propre survie dépendait de la leur.

Les lèvres pincées, Psouro observa celui dont ils parlaient, qui se lavait le visage et les bras au bord du ruisseau.

— Et ça se prend pour un homme du désert !

 

Du fait que les ânes de Minnakht étaient faibles et que ceux de Bak devaient porter un poids supplémentaire, le voyage vers la mer prit deux jours de plus que prévu. Psouro, Nebrê et le guide nomade ne se gênaient pas pour afficher leur mépris envers un homme capable de maltraiter ses animaux par égoïsme. Bak, qui voulait mettre Minnakht à l’aise, avait soin de cacher sa réprobation.

L’oued débouchait sur le rivage. Après tant de jours passés dans le désert, ils furent attirés comme des fourmis par le miel vers l’eau bleue. Riant tels des enfants, ils coururent dans les vagues sans prendre le temps de se dévêtir et s’accordèrent une longue baignade rafraîchissante. Plus tard dans la journée, leur guide les conduisit à l’oasis suivante, au sud. Un bassin d’eau douce alimentait une palmeraie luxuriante, de l’herbe, des joncs et des tamaris, ainsi qu’un minuscule jardin tenu par un vieillard qui habitait une cabane au toit en feuilles de palmier. De leur campement, ils voyaient l’eau scintillante se confondre avec le ciel à l’horizon.

Tôt le lendemain, Psouro et le guide emmenèrent les ânes vers le port. La mission du sergent consistait à les laisser dans l’enclos où le lieutenant Nebamon gardait ses bêtes de somme, à trouver le pêcheur Noufer pour lui indiquer l’endroit où Bak attendait, et enfin à acheter les vivres nécessaires au voyage de retour.

Bak ne pensait pas que le Medjai reviendrait avant trois jours. Plutôt que de rester dans l’oasis, où Minnakht devenait irritable et furtif chaque fois qu’une famille nomade venait abreuver son troupeau, ils passaient la journée sur le rivage. Ils nageaient tout habillés pour se protéger du soleil. Nebrê et Bak ne laissaient jamais l’explorateur sans surveillance. Pendant que l’un se baignait avec lui, l’autre restait sur la plage avec leurs armes.

Minnakht ne fit aucun commentaire jusqu’au surlendemain du départ de Psouro. Ce jour-là, il se laissa tomber sur le sable et dit d’un ton enjoué :

— Je sais, tu as juré de me protéger, Bak, toutefois ton zèle met ma patience à rude épreuve. Ne puis-je au moins me promener seul le long du rivage ? Sans provisions ni ânes, je n’irai pas loin.

— Quelqu’un pourrait se cacher là-bas, guettant ton approche, argua Bak en montrant une colline arrondie et grisâtre qui s’élevait dans la plaine.

— Aucun archer, quelle que soit son habileté, n’atteindrait sa cible d’aussi loin.

— Avec un arc ordinaire, soit, mais tu n’as jamais vu la distance que parcourt une flèche tirée par un arc à double courbure ?

— Qui en possède, par ici ?

Alors même que Minnakht s’esclaffait à cette idée, ses yeux ne quittaient pas les arcs posés sur le sable, près de Bak, tous deux à double courbure.

— Où tu iras, nous irons, affirma Bak d’un ton qui, il l’espérait, mettrait un terme à la discussion. Tu ne cesses de nous répéter que tu crains pour ta vie. Dans ce cas, tu ne devrais pas te plaindre de notre compagnie.

Minnakht dessina une spirale sur le sable chaud, devant ses jambes croisées, puis l’effaça d’un geste brusque.

— Je n’aurais pas dû laisser Psouro emmener mes ânes et mes jarres. Tu admets toi-même que tu ne connais pas les pêcheurs qui doivent nous prendre à leur bord. Comment sais-tu qu’on peut se fier à eux ?

— J’ai confiance en celui qui me les a recommandés.

Minnakht semblait vouloir poursuivre, mais l’expression fermée de Bak l’en dissuada. Il ne se donna plus la peine de cacher son énervement.

— Entassés à quatre sur une coquille de noix, et avec combien de pêcheurs ? Seth seul peut le dire ! Certains de mes cauchemars n’étaient pas pires.

Bak se leva, épousseta ses fesses et ses jambes couvertes de sable.

— Veux-tu, oui ou non, être en sécurité ?

— Oui, tu le sais bien ! répondit l’explorateur, se levant aussi. Je n’ai pas d’autre choix que de m’en remettre à ton jugement. Mais cela ne veut pas dire que ça me plaît, pas vrai ?

— Un jour, tu penseras à ce voyage comme à un de tes plus beaux souvenirs.

Incrédule, Minnakht rit tristement.

— Traverserons-nous tout de suite la mer vers le désert oriental pour en longer la côte, ou suivrons-nous d’abord ce littoral ?

C’était, soupçonna Bak, la question vers laquelle l’explorateur avait tendu tout du long.

— Je laisserai aux pêcheurs le soin d’en décider.

 

Psouro revint à bord du navire et l’équipage jeta l’ancre non loin de la plage. Le sergent sauta dans l’eau, barbota jusqu’au rivage et rapporta à Bak le succès de sa mission. Comme Amonmosé l’avait promis, ce bateau de pêche était plus grand que la plupart de ceux qui croisaient au large du désert oriental. Outre son capitaine, Noufer, il comptait trois hommes d’équipage. Il offrait tout l’espace nécessaire à quatre passagers et, en sus des provisions indispensables durant une longue expédition, assez pour que Bak et sa troupe mangent à leur faim trois semaines durant. Satisfait de ce que Psouro avait accompli, Bak entra dans l’eau et se hissa à bord, où il conféra longuement avec Noufer.

Ils levèrent l’ancre de bonne heure le lendemain matin.

 

— Quelle vie parfaite ! s’extasia Minnakht, coinçant sa canne à pêche entre ses genoux pour s’étirer avec volupté. Si je ne préférais pas courir le vaste monde, je resterais avec ces hommes à jamais.

Bak réprima un petit rire.

— Pas un jour n’a passé sans que tu me rappelles que tu es un homme du désert, et non un marin. D’où te vient cette affection soudaine pour ce vaisseau et pour la pêche ?

— Ne puis-je donc savourer l’instant présent tout en aspirant à être libre, à aller où bon me semble ?

En riant, l’explorateur reprit sa canne et amorça la ligne, faisant danser le bouchon de bois à la surface de l’onde.

— Je t’apprécie, Bak, et je te sais animé des meilleures intentions du monde, mais ta compagnie perpétuelle me pèse. La tienne et celle de tous ceux avec qui je partage cet espace confiné.

— Jusqu’à maintenant, nous avons bien avancé. Ces îles indiquent que nous sommes à mi-parcours.

D’un geste ample, Bak montra la multitude d’îles brunes ou grises autour d’eux. Certaines étaient à peine assez grandes pour abriter un nid de balbuzard. D’autres offraient un havre à des milliers d’oiseaux de mer sur leurs plages sablonneuses. Dans l’eau, des poissons aux couleurs éclatantes nageaient entre des plantes aquatiques dont les longs tentacules ondoyaient au rythme du courant.

— Quand nous les aurons passées, nous suivrons la côte du désert oriental.

— Enfin ! Tu n’as pas idée comme j’ai hâte de dormir sur cette terre chère à mon cœur.

Noufer, en capitaine prudent, refusait de naviguer par la nuit la plus claire. Pendant les quelques jours qu’ils avaient mis à descendre la côte, ils avaient jeté l’ancre au bord de l’eau et campé sur le sable. La plaine était nue, inhospitalière, barrée à l’est par des montagnes menaçantes. Bak avait beau savoir que leur tâche serait plus ardue de l’autre côté de la mer, il se réjouit lorsqu’ils laissèrent derrière eux ce paysage désolé.

Un sourire s’épanouit sur ses lèvres et ses yeux pétillèrent de malice.

— Tu penses que nous t’avons serré de trop près jusqu’à présent ? Ce n’était rien, par rapport à la protection dont tu feras l’objet dès que nous débarquerons sur la terre où ta vie est le plus menacée.

Minnakht leva les yeux au ciel.

— Ne puis-je respirer autre chose que l’air que tu expires ?

 

Les trois nuits qui suivirent, Noufer fit escale sur des îlots stériles, des masses de sable et de rochers situées au large du continent. Minnakht le taquinait sur ces choix et demandait à Bak s’il craignait qu’il s’échappe. Le lieutenant avait l’impression qu’il ne se plaignait plus que pour la forme.

La quatrième nuit, ils s’installèrent à l’embouchure d’un oued qui découpait profondément le paysage et dormirent enfin dans le désert oriental. Néanmoins, Minnakht montra peu d’intérêt pour cet accès tentant vers l’intérieur des terres. Avait-il enfin décidé de leur accorder sa confiance ? Ou attendait-il son heure ?

Tard le lendemain, ils campèrent sur une étroite langue de terre où des rochers noirs bordés de sable s’incurvaient autour d’un bassin calme ; l’eau couleur émeraude était pareille à un miroir. Armés de harpons, Psouro et deux pêcheurs partirent à la recherche d’un coin tranquille où attraper du poisson pour le repas du soir. Bak, Nebrê et Minnakht nagèrent parmi un banc d’alevins qui avaient trouvé refuge dans la crique. Les mouettes tournoyaient dans le ciel en lançant leur cri moqueur, et trois pélicans se lissaient les plumes au bord du bassin. Noufer, à qui l’eau inspirait une peur bleue, resta sur le rivage avec le troisième membre de son équipage, à échanger des plaisanteries gaillardes.

Le froid vint avec l’obscurité. La lune semblait un croissant blanc et les étoiles, des éclats de lumière aussi brillants que du cristal de roche. Noufer entretenait le feu, attendant le retour de Psouro et des pêcheurs pour préparer le repas. Minnakht sortit de l’eau. Frissonnant dans sa tunique trempée, les bras croisés sur son torse, il se hâta de regagner le campement. Il dépassa le feu, ramassa ses affaires et disparut dans la nuit.

Bak et Nebrê échangèrent un coup d’œil. Le temps s’étira, interminable. Un long sifflement aigu brisa le silence.

Bak et Nebrê regagnèrent le bord de l’eau. Noufer plongea une torche imprégnée d’huile dans le feu pendant que les deux policiers enfilaient leurs sandales et s’armaient. Minnakht leur avait faussé compagnie.

Bak ne s’attendait à rien d’autre de sa part.

Les trois hommes foncèrent dans la nuit en semant derrière eux une gerbe d’étincelles. Ils contournèrent le pied de la crête, sautant par-dessus les affleurements rocheux, faisant jaillir l’eau des flaques et craquer sous leurs pas des coquillages brisés aussi coupants que des lames. Bak se félicita de sa prévoyance : par précaution, il était allé repérer les lieux au préalable.

Un autre sifflement leur confirma qu’ils approchaient du but. Et en effet, un peu plus loin, ils distinguèrent quatre silhouettes. Psouro et les deux pêcheurs entouraient Minnakht, tenant leurs harpons pointés vers sa poitrine.

— J’aurais dû m’en douter, c’était bien trop facile, lança Minnakht avec un mince sourire. Tu préférerais me voir mort plutôt que de me laisser rentrer seul à Ouaset.

Bak, la mine grave, lui fit signe de retourner vers le camp.

— Ne t’ai-je pas bien protégé, jusqu’à présent ?

— Tu m’as isolé de ceux qui me veulent du mal, certes, mais le pourras-tu encore ? Non, pas sur une voie aussi fréquentée que la piste du sud. Ceux que nous rencontrerons répandront la nouvelle que je suis en vie. Une armée ne pourrait me sauver de mes ennemis.

— Nous te garderons bien, n’aie crainte.

— Je parie que ce sont mes ennemis qui ont tué Senna et les autres.

— Un seul homme leur a ôté la vie, et non une multitude. Si c’est toi qu’il vise plutôt que moi, nous le capturerons dès qu’il approchera.

Minnakht s’arrêta et lança un rire cynique :

— Ainsi, je suis la chèvre attachée à un piquet pour attirer la hyène !

Bak le prit par le bras et le pressa d’avancer.

— Tu resteras avec nous. Nous veillerons à ce que tu arrives sain et sauf à Kemet. Après…

Il laissa sa phrase en suspens, ouvrant sur tous les possibles.

 

— Minnakht est-il toujours d’humeur maussade ? demanda Bak.

Une nuit et un jour avaient passé depuis la tentative d’évasion. Psouro secoua la tête.

— Il est de nature trop joyeuse pour faire la tête longtemps.

Afin de parler sans qu’il entende, ils s’étaient éloignés sur le rivage. La houle se ruait vers le sable, qu’elle éclaboussait avant de se retirer en chuchotant.

— Ne te laisse jamais attendrir par son charme, sergent. Il s’enfuira à la première occasion.

— Il ne se résigne pas à notre protection.

— Peut-être ne nous fait-il pas entièrement confiance, répondit Bak avec un demi-sourire.

— Noufer estime que nous arriverons à la piste du sud demain ou tôt le lendemain. Que ferons-nous de lui, alors ?

Bak se baissa pour ramasser un coquillage inconnu. Lui trouvant une odeur nauséabonde, il le rejeta à la mer.

— Mieux vaut que tu le gardes à bord pendant que j’irai à terre. Je dois m’entretenir avec les soldats et voir si Ouser et les autres nous attendent. Je dois aussi chercher Amset, le petit nomade – ou Nefertoum, quoique sa venue me paraisse improbable.

— Kaha aurait-il pu le trouver si vite ?

— Oui, à condition que Nefertoum le veuille bien ! S’il a ajouté foi à mon message, il a dû envoyer le petit dans l’heure qui a suivi.

— Le désert est vaste, chef.

— Un homme seul voyage beaucoup plus vite qu’une caravane.

— Et si Amset n’est pas là ? voulut savoir Psouro.

— Nous attendrons.

 

— Lieutenant Bak ! lança une voix juvénile sur le point de muer.

Bak sortait de la bâtisse de pierre qui servait de bureau et d’entrepôt aux soldats de Tjaou, à côté d’un puits et de l’enclos des ânes. Il regarda dans la direction d’où venait cet appel, des cabanes en terre mêlée de roseaux, occupées par des nomades. Amset, qui avait ramassé du bois mort sous un bosquet de tamaris, laissa tomber son fardeau devant une porte et accourut.

Souriant, Bak alla à sa rencontre, dispersant un troupeau de chèvres en chemin, et le serra par les épaules avec affection.

La propriétaire des chèvres se tenait sur le seuil de la cabane, observant de près l’homme et l’adolescent.

Une fillette aux cheveux noirs s’accrochait à sa tunique et un bébé rampait à ses pieds. Un chien blanc au poil touffu surveillait les chèvres, la tête posée sur ses pattes. Bak se demanda si la femme était la mère d’Amset ou si elle l’avait accueilli chez elle le temps que lui-même arrive.

D’une bourse en cuir à sa ceinture, Amset tira le pendentif de quartz et un petit paquet enveloppé d’étoffe. Avec un sourire timide, il les remit à Bak. Celui-ci déballa un fragment de calcaire couvert de hiéroglyphes. Le message, de l’écriture soigneuse qui trahit le manque de pratique, était bref et direct :

 

J’ai hâte de revoir mon frère Minnakht. Et toi aussi, lieutenant. Tu devras aller vers l’ouest sur la piste de la caravane. Ton Medjai Kaha et moi t’attendrons au puits, à mi-chemin entre la mer et Ouaset. De là, nous continuerons le voyage ensemble.

 

Bak sourit. Cette réponse n’aurait pu être plus à son goût. Il s’accorda quelques instants pour décider d’une ligne de conduite.

— Connais-tu Ouser ? demanda-t-il en montrant le campement ombragé par un immense acacia, un peu plus loin.

Le sergent de l’avant-poste lui avait appris que le groupe était arrivé quatre jours plus tôt. Il avait encouragé les voyageurs à continuer vers l’ouest avec la caravane, mais ils souhaitaient regagner Kemet avec Bak.

Amset le fit entrer dans la cahute. La femme et les enfants reculèrent, craintifs devant l’étranger. À l’intérieur, sur un lit de peaux de chèvre, il vit un rouleau d’étoffe bigarrée, plusieurs pointes de lance et de harpon en bronze, et une jarre de miel.

— Tu as fait du troc avec lui ?

— Troc. Oui.

— Ouser est ton ami ?

Le garçon hocha le menton.

— Ennemi ?

Amset secoua la tête avec véhémence. L’explorateur avait fait sa conquête.

Lui faisant signe d’attendre, Bak retourna en hâte à la bâtisse des soldats et demanda du papyrus et des instruments d’écriture. Aucun d’eux ne savait lire ni écrire, aussi furent-ils lents à le prendre au sérieux. Il aboya un ordre qui dissipa toute équivoque. Le sergent s’empressa de découper un morceau de papyrus dans un inventaire vieux de plusieurs mois, et un soldat dénicha une palette de scribe dont il fallut ôter l’épaisse couche de poussière avant de pouvoir humidifier l’encre. Bak rédigea un court message à l’intention de Nefertoum, le roula et l’attacha à l’aide d’un lien. Le sergent fixa le nœud avec un cachet d’argile, marqué d’un sceau dont il n’avait encore jamais eu l’occasion de se servir.

Bak passa le rouleau sous sa ceinture et se mit en quête d’Amset, qui était retourné sous les tamaris. Après l’avoir aidé à porter le bois jusqu’à la cabane, il tenta de lui faire comprendre son intention.

— Ouser, dit-il en montrant le campement, et toi… ajouta-t-il, touchant la poitrine d’Amset. Marcher vers l’ouest, continua-t-il en désignant le début de la piste.

Le jeune garçon le regarda en hésitant. Soit il ne se rappelait pas le sens du mot « marcher », soit il n’avait pas envie de s’en souvenir.

— Marcher, insista Bak, déplaçant deux doigts comme un homme en train d’avancer.

Amset acquiesça à contrecœur.

— Tu marches avec Ouser jusqu’au puits. L’eau.

Bak montra à nouveau le gamin, puis le campement, plaça deux doigts de chaque main côte à côte et mima le geste de marcher, puis indiqua l’ouest. Il feignit de boire dans sa main pour lui rappeler le mot « eau ».

Amset secoua la tête.

— Je marche avec toi jusqu’à l’eau.

— Tu marches avec Ouser. Je viens après.

Bak imita le mouvement de la marche avec sa main droite, suivie par deux doigts de la main gauche. L’air obstiné, Amset tourna les talons. Bak le retint par le bras, tira le papyrus de sa ceinture et le lui tendit.

— Pour Nefertoum.

Amset prit le rouleau et inspecta le sceau. Il réfléchit, puis montra d’un hochement de tête qu’il comprenait : le message devait précéder Bak.

— Je marche avec Ouser.

 

— Tu veux que nous allions au puits sans toi ? dit Ouser d’un ton méfiant. Qu’est-ce que tu trames, lieutenant ?

Bak éclata de rire.

— Je n’arriverai qu’un jour après vous.

— Que devrons-nous faire en arrivant ?

— Installer le campement et m’attendre. L’eau est bonne, d’après les soldats, et l’homme qui vit là-bas est amical. Il sera heureux de bavarder avec de nouveaux visiteurs, pour une fois, et son épouse appréciera tes marchandises.

Bak avait laissé Amset rassembler ses affaires et s’était rendu au campement. Minmosé l’avait accueilli en souriant de toutes ses dents et Amonmosé en le serrant dans une étreinte d’ours. Les autres marquèrent avec plus de mesure leur plaisir de le revoir, mais s’inquiétèrent de l’absence de ses Medjai. En apprenant que tous se portaient bien, ils retrouvèrent le sourire et le pressèrent de s’asseoir avec eux, de partager leur bière et de leur raconter ses voyages. Il y consentit mais, fidèle à sa parole, il ne fit aucune mention de Minnakht.

Ouser, qu’il avait emmené à l’écart dès qu’il l’avait pu sans froisser les autres, n’en avait pas fini avec ses questions.

— La piste est facile à suivre et je la connais depuis ma jeunesse. Pourquoi le gamin vient-il avec nous ? Pas pour nous guider, à coup sûr.

— Il souhaitait m’accompagner. Je préfère qu’il voyage avec vous.

— Tu as une raison, je suppose.

— Elle deviendra claire quand tu arriveras au puits.

L’explorateur se renfrogna, contrarié par ce faux-fuyant.

— Pourquoi ne nous as-tu pas dit d’aller avec la caravane ? Maintenant, nous serons à la merci du tueur.

— Son attention sera concentrée sur moi. Ainsi, vous serez plus en sûreté.

— Fassent les dieux que tu aies raison, maugréa Ouser, nullement convaincu et fort mécontent ; puis, mesurant ce qu’impliquaient les paroles de Bak, il ajouta : Et que tout se passe bien, pour toi ainsi que pour nous.

— Tu ne regretteras pas le voyage, je peux te l’assurer.

 

Auprès des soldats, Bak obtint trois ânes pour transporter les provisions. Vingt-quatre heures après le départ du groupe d’Ouser, Bak, Nebrê, Psouro et deux marins armés prêtés par Noufer escortaient Minnakht le long de la piste. L’explorateur ne tenta pas de s’échapper, mais il mettait constamment les nerfs de ses gardiens à l’épreuve. Bak supposa qu’il connaissait mal cette partie du désert et attendait de se retrouver en terrain familier.

À l’aube du quatrième jour, ils pénétrèrent dans une vallée tapissée de sable et entourée de collines brunes. Le soleil baignait déjà le ciel de rouge et d’orange, révélant un bouquet d’arbres au milieu de la plaine. Alors, ce qu’ils avaient pris pour des tertres de rochers dans le petit jour blafard s’avéra être trois édifices en pierre sèche et un puits ceint par un muret.

Minnakht marchait lentement, répugnant à approcher de la minuscule oasis. Quand l’aurore révéla un troupeau d’ânes dans un enclos, il s’arrêta.

— Tu avais juré d’assurer ma protection.

— Il paraît que l’homme qui habite l’oasis échange des ânes en bonne santé contre les bêtes malades des caravanes.

Psouro ne cessait de rappeler à l’explorateur, de façon détournée, ses mauvais traitements envers ses animaux.

— Il les soigne, veille à ce qu’elles mangent bien et boivent de la bonne eau, jusqu’à l’échange suivant.

Bak doutait que tel fût le cas, toutefois cette pique sembla tranquilliser Minnakht, du moins provisoirement.

Ils reprirent leur marche, le long de multiples sentiers tracés par le passage répété des sabots. L’oasis s’animait peu à peu. Une oie caqueta. Des chiens mirent des oiseaux en fuite. Bak s’attendait à les voir accourir, et ils surgirent bientôt, aboyant bravement de loin, mais trop craintifs pour approcher.

Plus les hommes avançaient vers les bâtiments, plus Minnakht était crispé. Il n’était pas le seul. Bak affermit sa prise sur sa lance. Il s’obligeait à garder une allure régulière, sans se presser. Psouro, Nebrê et les marins balayaient continuellement des yeux le terrain de chaque côté. Nebrê récupéra son arc et son carquois sur le dos d’un baudet.

Une femme quitta l’une des bâtisses pour puiser de l’eau ; un bambin la suivit et la harcela jusqu’à ce qu’elle ait fini sa besogne. En se détournant du puits, elle regarda dans leur direction, agita la main et, nonchalante, rapporta la lourde jarre à l’intérieur.

À une courte distance du bâtiment le plus proche, Minnakht s’arrêta à nouveau.

— Va devant, lieutenant. Assure-toi que l’endroit est sûr.

Bak rit d’un air narquois.

— Tu sacrifierais ta mère si tu croyais y trouver un intérêt. N’est-ce pas, Ahmosé ?

— Comment ?

— Ahmosé. N’est-ce pas là ton nom ?

— Tu as perdu l’esprit !

Bak et Psouro s’écartèrent de l’explorateur. Leur expression résolue disait mieux que des mots qu’ils étaient sérieux et ne se laisseraient pas berner par ses protestations.

Minnakht – ou plutôt Ahmosé – se tourna vers les marins, les moins méfiants de ses gardiens. Il en frappa un du bras, poussa l’autre d’un coup d’épaule et fila à toutes jambes.

Bak s’y attendait et le poursuivit, Psouro, Nebrê et les marins se déployant derrière lui. Soudain, une vingtaine d’hommes surgirent de l’arrière du premier édifice. Ahmosé bifurqua de l’autre côté. Bak se rapprocha de lui, bondit et l’empoigna au vol pour le plaquer à terre. Son prisonnier se débattit, mais Psouro lui tordit un bras, le força à s’agenouiller et plaça la pointe de sa lance contre sa poitrine.

Les hommes soudain apparus s’avancèrent, menés par Nefertoum et par Ouser. Le groupe incluait Amset, les membres de l’expédition et une douzaine de nomades. Ils encerclèrent Bak, ses hommes et son prisonnier.

— Tu avais promis d’amener Minnakht, déclara Nefertoum, l’air menaçant. Celui-ci n’est pas mon ami.

— Ce n’est pas l’homme que j’ai connu, confirma Ouser. Qui est-ce ?

— Non, Nefertoum, je n’ai pas pu amener Minnakht. Il n’est hélas plus de ce monde. À la place, voici son meurtrier.

Le tirant par les cheveux, Bak obligea le captif à relever la tête afin que tous contemplent son visage.

— Il se nomme Ahmosé. Comme Minnakht, il explorait le désert oriental, mais plus au nord, dans la région où Senna avait grandi. Senna était non seulement son guide, mais son ami intime. Cela ne l’a pas empêché de le tuer, de peur que je lui extorque la vérité. Je crois qu’il avait tenté de gagner l’amitié de Minnakht. Voyant qu’il n’y parvenait pas, il a voulu le forcer à révéler où était l’or, et Minnakht a succombé.

Le chef nomade, la bouche crispée de fureur, darda un regard mauvais sur le prisonnier, puis lui assena une gifle si violente que l’écho en résonna à travers la vallée.

L'ombre d'Hathor
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